lundi 3 juillet 2017

De quoi la gouvernance est-elle le nom ? Par Olivier Starquit / Of what the governance is the name ? By Olivier Starquit

La gouvernance, un terme très à la mode dans nos institutions publiques... Ci-dessous, petit article d'auto-défense intellectuelle.

source : http://www.barricade.be/sites/default/files/publications/pdf/olivier_-_gouvernance.pdf

COMMENT CET OBJET POLITIQUE S’EST-IL IMPOSÉ ? LA GOUVERNANCE
EST-ELLE TOXIQUE POUR LA DÉMOCRATIE ? ET QUELS DANGERS RECÈLE CE
« PETIT PUTSCH CONCEPTUEL 1 » ?

«Les mots sont importants et vivre dans l’omission de cette évidence laisse la voie libre aux plus lourds stéréotypes, amalgames, sophismes et présupposés clôturant la pensée et la création mieux que ne le ferait la plus efficace des censures 2 » clame le Collectif Les mots sont importants sur son site. Prenons ainsi le terme « gouvernance» qui prolifère aujourd’hui comme une mauvaise herbe. La gouvernance est terme utilisé en ancien français (au xiiie siècle) comme équivalent de « gouvernement» (l’art et la manière de gouverner). Mais il nous est revenu insidieusement de Grande-Bretagne, forte de nouvelles connotations. À la fin des années 80, le mot est présent dans les discours de la Banque mondiale, et est repris par le Fonds monétaire international (FMI) et par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Il a entre-temps mué en un concept extrêmement malléable qui permet de redéfinir a minima le rôle de l’État par la promotion d’une « gestion néolibérale de l’État qui se traduit par la déréglementation et la privatisation des services publics 3 ». Elle signifie désormais l’art de gouverner sans gouvernement, une nouvelle façon de gouverner la société qui se caractérise par une prise de décision mise en réseau où tout le monde est partenaire de tout le monde 4 . Ce faisant, le terme substitue au gouvernement tel que nous le connaissions un mode d’intervention à l’intersection de la sphère économique, la sphère publique et la sphère associative.

Outre la tournure un tant soit peu démagogique de cette représentation des choses (nous serions tous acteurs mais certains sont plus acteurs que d’autres, pour paraphraser George Orwell dans La Ferme des animaux 5 ), cette manière de penser l’action publique induit aussi une certaine dilution des responsabilités. «La notion de gouvernance efface toute rigueur en matière de responsabilité des décideurs: elle n’est plus celle d’individus en particulier, occupant des fonctions précises, mais celle de défaillances ponctuelles d’un système de « gouvernance» ou d’une de ses parties. Toute responsabilité individuelle est désormais diluée par ce concept insaisissable, dont la fonction […] est de dégager le dirigeant individuel et les opérateurs sous ses ordres de tout souci éthique 6 .» Elle promeut en quelque sorte un évanouissement de la politique. Ses partisans « associent le terme à l’élaboration de nouvelles techniques de gouvernement et à la substitution de l’action unilatérale de l’État par un mode plus consensuel et pluraliste de formulation de la norme 7 »

La gouvernance cherche « à ranger la chose publique au rang des vieilleries et à la remplacer par l’ensemble des intérêts privés, supposés capables de s’auto-réguler. C’est précisément en cette autorégulation des intérêts privés que consiste la gouvernance politique 8 ». Plus besoin d’État puisque «la gouvernance conduit à remplacer les normes juridiques (décidées par les pouvoirs publics représentant le peuple) par des normes techniques (créées par des intérêts privés): codes de conduite, labels, normes comptables privées, normes ISO… Dans la conception de la gouvernance, l’État n’exprime lui-même aucun intérêt général et doit se borner à arbitrer entre des intérêts particuliers » 9 . Autre - ment dit, cette dilution «disqualifie l’État tout en privatisant la délibération politique 10 ».

Mais cette dilution se manifeste également par d’autres méthodes. Ainsi, outre une hypertrophie du pouvoir exécutif et la perte de toute substance du travail législatif parlementaire, la gouvernance penche résolument en faveur d’un partenariat avec d’autres acteurs comme par exemple la fameuse société civile, alors mise en concurrence avec le Parlement. Or la société civile n’est ni élue, ni représentative…

La société civile 

Qu’est-ce donc que cette société civile ainsi appelée à la rescousse? Le Livre blanc de la gouvernance européenne la définit comme suit: ce sont «les organisations syndicales et patronales (les partenaires sociaux), les organisations non-gouvernementales (ONG), les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale avec une contribution spécifique des églises et des communautés religieuses 11 ». Cette société civile englobe donc toutes les associations privées qui se réclament de l’intérêt public en se substituant aux pouvoirs publics (ONG, associations charitables religieuses…).

Comme nous le constatons, elle devient partie intégrante de la représentation politique et du processus de décision, se substituant ainsi à la souveraineté populaire et au vote des citoyens. Ce processus revient à privatiser la décision publique, d’autant plus qu’une addition d’intérêts privés ne constitue pas l’intérêt général ! De plus, derrière la société civile se cache bien souvent l’efface - ment de la frontière entre le public et le privé.

En outre, la définition donnée dans le Livre blanc témoigne bel et bien du bric-à-brac disparate que représente cet ovni sémantique qu’est donc la société civile: il ne faut pas être grand clerc pour subodorer et constater que l’apport du lobby des employeurs européens sera autrement valorisé que celui d’un syndicat ou d’un mouvement associatif. Au mieux, ces derniers bénéficieront d’une écoute polie. Ainsi, «le recours à la très nébuleuse société civile permet de valoriser comme acteurs politiques fondamentaux les entreprises commerciales et financières et leurs multiples cabinets d’experts 12 . »

La gouvernance, en décrivant comme « vertueuse la prise de décision dans des forums et lieux qui échappent à la sanction du vote populaire… contribue à un affaiblissement du contrôle démocratique 13 » et tend un piège à la démocratie. «Elle se présente comme un élargissement de la démocratie par une meilleure participation de la société civile, alors même qu’elle est en train de détruire le seul espace où les individus peuvent accéder à la démocratie: en devenant citoyens et en cessant d’être de simples représentants d’intérêts particuliers 14 . »

Le danger est grand, car le recours au concept de gouvernance, qui vise en fait à «délégitimer les techniques de la démocratie représentative 15 », représente «le point nodal d’un programme politique conservateur qui concurrence le modèle de l’État-nation basé sur la démocratie représentative afin d’œuvrer à la mise en place d’un nouveau régime politique antagonique à la démocratie 16 ».

Cette invocation incantatoire de la société civile offre en outre l’avantage d’arracher un consensus par un pseudo-débat sur des projets arrêtés préalablement par les pouvoirs exécutifs en place (gouvernements, Conseils des ministres européens), et, autre avantage non négligeable, de substituer au peuple experts et notables. Ce recours aux experts est une véritable négation de la politique, assimilant celle-ci à une pure et simple gestion aussi rationnelle que possible de la société.

Ce modèle promu par la gouvernance induit par conséquent une dynamique de dépolitisation qui implique que pouvoir et fonctions politiques peuvent dis - paraître au bénéfice d’une simple « administration des choses».  En somme, «la gouvernance traduit bien la destruction de ce qui impliquait une responsabilité collective, c’est-à-dire la politique. Il ne s’agit plus de politique mais de gestion et d’abord de gestion d’une population qui ne doit pas se mêler de ce qui la regarde 17».

Outre l’accent mis sur la gestion, la gouvernance se caractérise également par une focalisation du débat sur les instruments et moyens d’une action politique à entreprendre et non sur l’action en tant que telle. En résumé, les problèmes politiques se muent en questions techniques. Puisque il ne s’agit plus de gouverner, mais de gérer, la technique donne un sceau d’inéluctabilité aux décisions prises.

Enfin la gouvernance vise, sous couvert de décisions techniques prises au consensus, à neutraliser le débat politique: «la substitution assez récente de la notion de gouvernance à celle de pouvoir vise à laisser entendre que personne n’a ou ne détient de pouvoir, que toute décision est issue des nécessités objectives de situation... À aucun moment n’est structurée une situation de débat où s’affronteraient des conceptions opposées du bien commun. Tout est contractuel, négocié, accepté. Ce que nous imposons c’est ce que vous avez voulu. Qui nous? Qui vous? Personne 18 . »

En somme, la gouvernance est la traduction politique du consensus technocratique et néolibéral 19. Et c’est ainsi que nous assistons à la mise en place d’une société consensuelle qui assurera logiquement l’hégémonie idéologique.

Est-ce grave, docteur ?

Oui, car «le retrait des peuples de la sphère politique, la disparition du conflit politique et social permet à l’oligarchie économique, politique et médiatique d’échapper à tout contrôle 20 ». Un autre danger de ce processus régressif est le désenchantement qu’il pourrait engendrer à l’égard de la politique en général et de la démocratie en particulier. Or, le conflit est nécessaire et consubstantiel au bon fonctionnement de la démocratie. Ce dont cette dernière a besoin est d’une «sphère publique où des projets hégémoniques différents peuvent se confronter 21.»

Les mots sont importants, surtout quand certains d’entre eux constituent un obstacle à la reconquête de l’imaginaire. Une conclusion plus positive serait de poser le constat selon lequel l’imposition du concept de gouvernance « aura au moins permis que la question de la citoyenneté soit reposée [et]… devienne le ferment du renouvellement d’un débat public le plus souvent languissant et convenu 22.»

Olivier Starquit, décembre 2011

1 Nous empruntons cette formulation à Philippe Arondel & Madeleine Arondel-Rohaut, in
Gouvernance, une démocratie sans le peuple, Paris, Ellipses, 2007.
2 http://lmsi.net
3 Jacques B. Gélinas, Dictionnaire critique de la globalisation, Montréal, Éditions Ecosociété,
2008, p. 151.
4 Ce concept pragmatique est aujourd’hui tellement en vogue qu’il est utilisé à toutes les sauces:
on parle de gouvernance locale, de gouvernance urbaine, de gouvernance territoriale, de
gouvernance européenne, de gouvernance mondiale, le dernier en date étant la gouvernance
économique européenne (un bel euphémisme pour dire politiques d’austérité)…
5 Une variante : en tant que partenaires, nous sommes tous dans le même bateau, mais quelquesuns
trustent le salon et la majorité végète dans les soutes. 
6 Georges Corm, Le nouveau gouvernement du monde, Paris, La Découverte, 2010 p. 206.
7 John Pitseys, «Le concept de gouvernance», Etopia, p. 63. 
8 Dany-Robert Dufour, Le divin marché, Paris, Denoël, 2007, p. 155. 
9 Thierry Brugvin, «La gouvernance par la société civile: une privatisation de la démocratie?»
In Quelle démocratie voulons-nous? Pièces pour un débat, Alain Caillé (dir.) Paris,
La Découverte, Paris, 2006, p. 74
10 John Pitseys, op.cit.
11 Commission européenne, Gouvernance européenne. Un livre blanc, Bruxelles, 25 juillet
2001, COM (2001) 428 final, 40 p.
Disponible sur http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/site/fr/com/2001/com2001_0428fr01.pdf
À noter l’usage des partenaires sociaux à la place d’interlocuteurs sociaux !
12 Corinne Gobin, «Gouvernance» in Pascal Durand (dir.), Les nouveaux mots du pouvoir,
abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007, p. 266
13 Barbara Delcourt, Nina Bachkatov & Christopher Bickerton, « Complexification du
monde et exigences minimalistes de la narration » In Science politique et actualité, actualité de
la science politique, Régis Dandoy (dir.). Louvain-la-Neuve,
Éditions Academia Bruylandt,
2011, p. 250
14 Dany-Robert Dufour, op. cit., p. 161
15 Philippe Arondel, Madeleine Arondel-Rohaut, Gouvernance, une démocratie sans le peuple, Paris, Éllipses, 2007, p. 175 .
16 Corinne Gobin, op. cit., p. 265 .
 17 Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient. Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2009, p. 67 . 
18 Alain Caillé, «Un totalitarisme démocratique? Non le parcellitarisme» In Quelle démocratie voulons-nous? Pièces pour un débat, Alain Caillé (dir.) Paris, La Découverte, Paris, 2006, p. 96 . 
19 Ce consensus mou qui n’est pas celui issu du conflit mais qui le précède et lisse les positions avant que le débat ait pu avoir lieu.
20 Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, entretiens et débats 1974-1997, Paris, PointsSeuil, 2005, p. 28. La constitution de gouvernements technocratiques en Grèce et en Italie illustre à merveille cette évolution néfaste. 
21 Francine Mestrum, «La “gouvernance” comme processus de dépolitisation par le déplacement du conflit» In Le conflit social éludé, Roser Cusso (eds), Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylandt, 2008, p. 149. 
22 Philippe Arondel & Madeleine Arondel-Rohaut, Gouvernance, une démocratie sans le peuple, op. cit, p. 176.

Pour aller plus loin

Livres

Philippe Arondel & Madeleine Arondel-Rohaut, Gouvernance, une
démocratie sans le peuple, Paris, Éllipses, 2007.
Pascal Durand, Les nouveaux mots du pouvoir, un abécédaire critique,
Bruxelles, Aden, 2007.
John Pitseys, «Le concept de gouvernance», Etopia, p. 63.
Texte disponible sur www.etopia.be/IMG/pdf/r7_pitseys_web-2.pdf

Petit exercice d’autodéfense intellectuelle

Chaque fois que le terme « gouvernance» est proféré (journal parlé ou
télévisé), se demander quel mot il remplace.
Chaque fois que vous entendez un interlocuteur utiliser ce terme,
l’interrompre et l’inviter à définir précisément ce qu’il entend par ce terme.