mardi 21 octobre 2014

Khodorkovsky c. Strelkov: le mondialisme euro-atlantique c. le Monde des Nations / Khodorkovsky versus Strelkov: the euro-Atlantic internationalism versus the World of Nations

Un excellent article de Karine Bechet-Golovko. Certes, nous sommes loin des priorités de la décroissance politiquement organisée mais ce qui nous rassemble doit être plus fort que ce qui nous divise...  


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Source : http://russiepolitics.blogspot.ru/2014/10/khodorkovsky-c-strelkov-le-mondialisme.html

lundi 20 octobre 2014





La crise en Ukraine vient de révéler son véritable rôle: le rappel du choix idéologique. Car, quoi que l'on en dise, les idéologies ne sont pas mortes, et pour cause, elles tuent de plus belle. D'un côté, sur la scène, apparaît le héraut du mondialisme géo-orienté, à savoir M. Khodorkovsky, coiffé de l'aura des prisonniers politiques fraîchement libérés, recherchant désespérément, et en vain, l'ombre de Soljénitsyne ou Dostoïevski. Mais ces figures sont incompatibles avec l'idéologie de l'euro-atlantisme. De l'autre côté, émerge un nouvel héraut et une nouvelle idéologie. Il y a peu, il portait encore les armes, et comme il s'agit bien d'une guerre, finalement I. Strelkov est parfaitement à sa place. Surtout pour en appeler à un Monde des Nations. Car voici l'enjeu. L'Euro-atlantisme, incidemment, a occupé tout l'espace idéologique, pouvant donner l'impression de la fin des idéologies. En réalité, ce n'était la fin que du pluralisme des idéologies. Mais comme tout monopole, celui-ci arrive à sa fin et lui est opposé une autre conception du Monde, celle d'un Monde pluriel, politiquement, économiquement et culturellement. Donc d'un monde qui ne peut être dominé d'un point. Et le combat fait rage. Une première passe d'armes à étudier vient d'avoir lieu entre Khodorkovsky à Freedom House et Strelkov à Moscou.


La vision du monde selon M. Khodorkovsky est dans l'ensemble assez simple, car elle nous est familière. Evidente. Comme l'air que l'on respire. Et l'air que l'on respire ne se remet pas en cause, il se respire, sinon l'on meurt. Un peu comme cette conception du Monde: soit l'on est à l'intérieur et l'on respire, soit on est à l'extérieur et l'on meurt. Dans le sens direct du terme. C'est le message que M. Khodorkovsky a fait passer à la Russie: pour être fort, il faut être avec les autres. Or, que proposent "les autres"?

Le mondialisme euro-atlantique selon M. Khodorkovsky

Une théorie qui se veut générale doit pouvoir s'appliquer à tout et à tous. Elle se doit donc de reprendre les concepts de l'adversaire, mais en les vidant de leur sens, pour leur imprégner d'une nouvelle signification, la sienne.

Ainsi, dans son discours à Freedom House, Khodorkovsky a très souvent repris la réthorique patriotique en employant "peuple russe", "eurasie", "rendre la richesse au peuple", "totalitarisme". Sauf que le peuple russe semble être ici sans consistance dans un Monde qui doit se diriger vers la post-industrialisation. Or, ce choix pour la Russie est non seulement absurde, mais suicidaire. Absurde, car il s'agit de reprendre un modèle qui provoque on le voit le chômage, la perte du pouvoir d'achat, les délocalisations, la baisse de la valeur de la monnaie nationale, l'augmentation de la dette publique, etc. Donc pourquoi intégrer un modèle qui montre son inefficacité, sauf, bien sûr, s'il ne s'agit d'un dogme? Suicidaire, car l'étendue du pays oblige à renforcer le maillage économique comme base de la solidité sociale. Or, seule l'industrialisation le permet. Sans oublier, du point de vue internationale, que si l'on ne produit pas, il faut importer, car les besoins, eux, existent toujours. Or, le caractère inattendu de la politique des sanctions économiques que les Etats Unis et l'UE ont pris contre la Russie montre la nécessité de renforcer la production intérieure, pour garantir le bien être de la société dans son ensemble.

Le recours au terme de "totalitarisme" est employé de manière amusante, tant à l'encontre de V. Poutine, qu'à l'adresse de l'idéologie eurasiste qui devient un nouveau totalitarisme. Que M. Khodorkovsky garde une haine personnelle contre V. Poutine, c'est normal, celui-ci a eu l'outrecuidance de ne pas reconnaître son génie, de ne pas en avoir peur (il l'a libéré sans autres formalités), bref de ne pas s'en occuper. Et son interview dans Vedomosti en est une très bonne illustration. Cet aspect de la question ne mérite pas plus de développement, nous ne sommes pas psychanalyste. Il serait peut être judicieux, simplement, de rappeler que les articles ou les conférences ne sont pas réductibles à des séances de psychanalyse collective. En ce qui concerne la qualification de l'eurasisme d'idéologie totalitaire, nous voyons ici apparaître très clairement la griffe des intérêts américains. Avec la création de l'Union économique eurasienne, les intérêts américains dans la régions risquent d'être mis à mal. Sans oublier que le poids de la Russie s'en trouve renforcé, surtout si l'on y ajoute la coopération avec la Chine et les BRICS. C'est donc surtout la remise en cause de l'hégémonie américaine qui est ici condamnée par Khodorkovsky. Car cette idéologie, permettant, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale la domination américaine, est une idéologie sans alternative acceptable et couvrant tous domaines (politique, économique, culturel ...) - et donc en cela totalitaire. Mais parfaitement acceptée en Europe et ailleurs tant que le contrat social était rempli. Oser la remettre en cause est un crime de lèse-majesté.

Le reste des invocations faites par M. Khodorkovsky ont peu de poids et sont surtout comparables aux professions de foi faites à l'époque par les dissidents dans les centres de corrections idéologiques. Même la Corée du Nord y a renoncé. Maintenant, l'Occident en reprend la substance. Et Khodorkovsky d'en appeler au danger que représente la Russie pour l'Europe, que sous Poutine rien n'a été fait ni pour le pays ni pour la société, bref ces 10 dernières années ont été une perte pour tout le monde. Au fait, et la présidence Medvedev? Pas un mot? Ni sur le fait que Medvedev n'a pas voulu libérer, lui, Khodorkovsky, faute de courage politique? Non, lui est bizarrement hors critiques.

Alors que faire? Nous sommes dans un monde post-moderne qui doit employer des méthodes post-modernes. Comme le précise M.Khodorkovsky, il faut aider la société et l'opposition à se débarrasser d'un tyran, d'une politique dépassée et dangereuse. Normalement, comme il le reconnait, il faudrait créer un parti politique, faire de la politique et gagner. Or, ce n'est pas possible, donc il va financer des systèmes de réseaux qui permettent de rassembler rapidement des grandes quantités de personnes, notamment en période pré-électorale.

Pourquoi? Parce que, oui, vraiment, c'est impossible de gagner à la loyale avec des élections. Car il faudrait réellement faire de la politique, c'est-à-dire s'intéresser aux besoins d'un peuple qui ne l'intéresse manifestement pas. Et il l'écrit clairement: "j'ai commencé à penser ce que je pouvais faire pour mon pays, plus exactement pour cette partie de la société avec laquelle je partage les mêmes valeurs".

Tout est dit. Le but n'est pas de construire, réformer, renforcer l'Etat et la société dans son ensemble. Pour cela il faut réellement mettre en place des mécanismes politiques. Non, le but est de détruire ce qui existe en jouant sur les moyens que donnent les réseaux de personnes. Cela ne rappelle rien? Toute ressemblance avec la technique des révolutions de couleur, Maïdan et autres ne sont que fortuites.

Or que peut faire la Russie? Il faut réagir, fortement, mais pas officiellement. Fortement pour faire comprendre qu'il existe une réponse, une idéologie alternative défendable. Son faux patriotisme ne pouvant et ne devant occuper la place en Russie. Mais pas officiellement pour ne pas donner trop de poids à la personne de M. Khodorkovsky. I. Strelkov est sorti de sa réserve et apparait sur la scène politique. Ce qui doit faire enrager Khodorkovsky et ses tireurs de ficelles. Car il est mis au niveau de Strelkov. Une personne certes importante, mais qui n'a pas de rang officiel. Par ailleurs l'antagonisme des deux personnages saute immédiatement aux yeux. Or I. Strelkov annonce l'idéologie alternative, en devient la figure de proue. Ce qui est très important, car tout d'abord une alternative existe et il peut donc y avoir discussion - ce qui fait très peur aux euro-atlantistes et de plus cette idéologie permet de démystifier le concept des valeurs européennes, clé de voute du combat contre la Russie. Bref, d'une posture idéologique défensive et donc négative, la Russie passe à une posture offensive et constructive.

Le Monde des Nations selon Strelkov

Pour I. Strelkov, M. Khodorkovsky se place dans la droite lignée de l'élite russe occidentalisée qui de toujours propose un pseudo-libéralisme pour la Russie, le mettant en opposition totale avec les valeurs russes historiques et culturelles, et ayant une vocation destructrice éprouvée par le temps et les épreuves. Mais pour que le discours passe dans le pays, M. Khodorkovsky le soupoudre d'un faux patriotisme, qu'il dirige contre le chef de l'Etat et contre l'Etat lui-même. Comment voir un libérateur du peuple russe en un oligarque qui a fait sa fortune sur le cadavre de l'Union Soviétique, sur le dos de la population dans les années 90, condamné pour diverses escroqueries (je rappelle que la CEDH a dénié le caractère de procès politique à l'affaire YUKOS) et une fois libéré par décision présidentielle se retrouve sur Maïdan à parler de la dictature poutinienne et de l'agressivité de la Russie? Comment voir une figure de politique nationale en une personne qui reprend la réthorique, américaine, de la guerre froide? Bref, pour être patriote il ne suffit de répéter à tours de bras "peuple russe".

Le grand texte de Strelkov apporte deux éléments fondamentaux pour l'établissement d'une idéologie alternative. Tout d'abord il déconstruit le mythe de l'idéologie euro-atlantiste et ensuite il pose les fondements pour une autre vision du Monde.

Pour Strelkov, les valeurs proposées par le modèle euro-atlantiste ne sont pas européennes, elles n'ont rien à voir avec les valeurs traditionnellement européennes. Autrement dit, pour la première fois en Russie, la distinction est faite entre l'Europe et l'Union Européenne. Les valeurs de l'UE ne sont plus les valeurs européennes. Et comme l'écrit Strelkov, justement ce que la Russie met en place, ce sont les valeurs européennes, telles qu'elles existaient historiquement dans les pays européens, dans la culture européenne classique. Alors que les valeurs défendues par l'UE sont le reflet de l'oligarchie financière mondiale.

Le second élément fondamental est la mise à jour du côté totalitaire de l'idéologie euro-atlantiste. Rappelons que cette idéologie s'est construite, au départ, sur une réaction aux horreurs commises lors de la Seconde Guerre Mondiale, par la mise en avant des valeurs humanistes pour protéger l'homme et par le renforcement des mécanismes étatiques démocratiques (élections, référendum) pour protéger les sociétés. Finalement, nous en sommes arrivés au droit de l'hommisme contre l'humanisme et aux révolutions de couleurs contre la souveraine populaire. Cette régression est due à l'impossibilité de toute alternative théorique. Qui peut-être contre les droits de l'homme? Qui peut être contre la démocratie? Personne. Or, les mécanismes en jeu aujourd'hui n'ont plus grand chose à voir ni avec la démocratie, ni avec l'humanisme. Mais le système rejette toute résistance, comme un élément destructeur, non acceptable. Cette rigidité empêche toute possibilité même de discussion et réduit d'autant la liberté réelle des gens. Cette distinction liberté réelle, liberté formelle peut être réutilisée contre l'Occident, comme peuvent l'être les études concernant les manipulations de la société. Pour autant, la sociologie bien pensante aujourd'hui ne retourne pas ses armes "analytiques" contre ses maîtres. La radicalité des discours de cette minorité dirigeante "progessiste" en est arrivé à la justification d'un coup d'Etat en Ukraine, à la justification de méthodes de gouvernance liberticides, à la reprise de méthodes fascistes et à l'utilisation de l'armée contre son propre peuple. L'Ukraine est devenue le cimetière de l'UE. Espèrons qu'il ne soit pas celui de l'Europe. Comme l'écrit très justement I. Strelkov, ces valeurs européennes, telles que présentées dans le modèle euro-atlantique de civilisation, n'ont rien à voir avec la nation russe, ni avec les nations européennes. Cet euro-atlantisme est une doctrine géopolitique de domination globalisante américaine, dirigée contre les peuples et les Etats qui défendent leur culture, leur religion, leurs traditions et leur souveraineté.

Face à cela, il est important d'opposer un autre modèle. Un modèle qui, lui, sera fondé sur la justice sociale et le respect de la différence. Face au faux libéralisme destructeur, il est important d'opposer la véritable liberté. Il est important de mettre en place ce modèle par des mécanismes concrets, comme la politique fiscale, comme la lutte contre la fraude. Par le retour au sein de l'Etat de la propriété des éléments stratégiques nationaux. Mais il est évident que la justice sociale doit s'accompagner du respect de la règle de droit, c'est-à-dire d'un Etat de droit fort. Il s'agit ainsi de retrouver l'équilibre entre la libéralisme et la justice sociale.

C'est justement cette idéologie alternative qui permettra d'éviter la guerre, pour Strelkov. Car la 3e Guerre Mondiale, selon lui, est exclue, tant que la Russie est assez puissante pour faire contrepoids et tant qu'à l'intérieur du pays, au pouvoir, se trouvent des personnes qui ne sont pas prêtes à tout vendre pour quelques promesses de l'élite financière supra-nationale.

En conclusion, pour la Russie, "la question n'est pas d'être avec les autres ou non, la question est d'être soi-même". C'est la différence fondamentale de la position défendue par Strelkov, par rapport à la position de Khodorkovsky.

Et ce choix, et les enjeux du choix réalisé, ne concernent pas que la Russie, mais également chacun des pays européen.