lundi 28 octobre 2013

La philanthropie : une police d’assurance pour les multinationales / Philanthropy: The Corpocracy’s Insurance Policy


28 octobre 2013




Ces ONG qui sont-elles et que font-elles réellement ? Souhaitant mettre en question les privilèges des multinationales, Gary Brumback décide de contacter plusieurs ONG pour obtenir leur soutien. Sur 176 ONG contactées, aucune réponse probante. Il décide dès lors de mener l’enquête pour en apprendre plus sur le secteur. Des financements qui semblent parfois douteux, des dirigeants d’entreprises dans les conseils d’administration ou encore des gens de l’élite du pouvoir américain, des missions floues et une impossibilité d’évaluer les résultats... Une partie du secteur non-lucratif semble être faite de faux-semblants !

Au commencement

Tout a commencé il y a quelques années avec la publication de The Devil’s Marriage (Le Mariage du Diable). Une œuvre en deux parties, l’une racontant comment la corpocratie dirige et ruine l’Amérique et la majorité du reste du monde, l’autre présentant 180 initiatives proposées pour mettre un terme au règne tyrannique et prodigue de la corpocratie. Ces initiatives étaient regroupées en sept catégories selon leur objectif de réforme stratégique :
(1) informer le public, des étudiants aux seniors, à propos de la corpocratie ;
(2) mobiliser et organiser l’opposition à la corpocratie ;
(3) réformer le système politique ;
(4) mettre au jour les bases légales de la corpocratie (par exemple la personnalité juridique des entreprises) ;
(5) mettre fin aux guerres et aux passe-droits financiers des entreprises ;
(6) rendre les entreprises responsables de leurs actes et de leurs conséquences ; et,
(7) mettre fin au capitalisme anti-démocratique.

Le cœur de la seconde partie du livre est ce que j’appelle à présent le « pouvoir démocratique à deux poings » pour mettre KO, au figuré, la copocratie. Un poing serait une coalition de nombreux segments de notre société (par ex. les groupements actifs de citoyens) qui fournirait la pression politique en appui d’un plan coordonné de réformes stratégiques qui seraient mises en œuvre par l’autre poing, un réseau en ligne de nombreuses ONG qui prétendent chercher à changer le status quo contrôlé par la corpocratie, mais qui n’unissent pas leurs efforts et ne changent clairement pas le statu quo. J’ai alors proposé dans ce livre la création d’un réseau que j’ai appelé la Chambre de la Démocratie des États-Unis comme contrepartie à l’un des alliés les plus fidèles de la corpocratie, la Chambre du Commerce des États-Unis.

Le livre a provoqué des soutiens enflammés, dont un en particulier m’a encouragé à commencer cette odyssée : « Les ONG combattent la Corpocratie une entreprise à la fois depuis 30 ans… et perdent. Brumback nous explique pourquoi, nous donne un plan de bataille, et nous met au défi d’unir nos forces pour reprendre notre démocratie en main. C’est le défi américain principal du 21e siècle. La Corpocratie ne peut durer plus longtemps. Ne vous contentez pas de lire ce livre. Agissez. Maintenant ! ».

J’ai alors décidé d’envoyer des courriels à un certain nombre d’ONG pour voir si je pouvais les persuader de créer et de gérer un tel réseau.

Voici quelques exemples de mes courriels-types :

La vérité nue en la matière est que nous faisons face à des entreprises corrompues et des politiciens véreux. Et c’est pourquoi je vous écris au sujet d’une idée dont j’espère qu’elle sera considérée sérieusement par votre organisation.

Je suis à la recherche d’organisations qui cherchent véritablement à mettre un terme au pouvoir de la corpocratie mais qui sont pour la plupart déconnectées les unes des autres, principalement concentrées sur des problèmes précis plutôt que sur des objectifs de réformes stratégiques de grande ampleur, aux ressources limitées et qui n’ont pas obtenu un soutien populaire assez massif pour mener à bien leurs initiatives.

Ce qu’un tel réseau en ligne d’organisations accomplirait et ce à quoi il ressemblerait est illustré sur le site Democracy Power Page. J’insiste sur le fait que ce n’est qu’une illustration.

Le réseau prendrait ses propres décisions. Je veux également souligner qu’être membre de ce réseau n’est pas destiné à compromettre l’existence, l’histoire, les ressources et les objectifs des membres du réseau.

Lorsqu’un nombre suffisant de soutiens aura été obtenu, cette liste sera envoyée à ceux qui en font partie. Il leur sera offert de rester sur cette liste pour le moment ou de s’en retirer. La liste sera ensuite envoyée aux donateurs potentiels à qui sera demandé s’ils envisageraient de financer le démarrage et l’action initiale du réseau, avec la possibilité de continuer à le financer. Selon la réponse positive des donateurs, ceux parmi la liste qui sont prêts à former le nouveau réseau l’organiseraient et le développeraient et soumettraient un plan d’initiatives réformatrices pour financement éventuel.

Puis-je ajouter votre organisation à cette liste ? Simplement y apparaître, montre votre soutien à l’idée et ne vous lie à aucune action future même si un financement externe devenait disponible. Je ne demande rien de plus que votre soutien à cette idée, un geste qui montre que vous n’y êtes pas opposé et qui ne vous coûte rien.


Notez qu’une séquence de multiples étapes était proposée, le soutien à l’idée étant la première d’entre elles. Je ne demandais, en d’autres termes, aucun engagement de leur part au-delà de cette étape.
J’ai soigneusement établi une longue liste d’ONG qui paraissaient importantes dans leur domaine. J’ai doucement commencé à contacter certaines d’entre elles en espérant susciter de l’émulation en cours de route pour pouvoir montrer à de futurs contacts que la liste était en train de s’allonger.

Rapport à mi-parcours : aucun progrès

Vers la moitié de cette aventure, j’ai écrit un rapport de mes « progrès » en expliquant aux lecteurs que je n’avançais pas plus que si je courais sur place. J’ai inclus dans ce rapport mon évaluation subjective des accomplissements de deux ONG. Cette évaluation ne diffère pas de celle que je ferai brièvement de toutes les ONG contactées.
J’ai ressenti à mi-parcours que l’aventure s’avèrerait probablement vaine. Mais j’ai décidé de continuer à contacter les ONG qui restaient sur ma liste. J’avais commencé à lire des ouvrages sur les œuvres de bienfaisance et le secteur à but non lucratif, complexe économique dont je n’avais même pas entendu parler lorsque j’avais débuté cette entreprise. Je me demandais si ce complexe existait vraiment.

La fin

Je me suis arrêté après que toutes les 176 ONG sur ma liste eurent été contactées, la plupart à deux reprises ou plus et quelques rappels. Cinq oui ; cinq de plus que zéro ont accepté l’idée. Des autres, 32 ont décliné (généralement via des justifications mielleuses) et 139 n’ont pas répondu ou ont tergiversé et jamais décidé. Si j’avais seulement pu obtenir cent réponses enthousiastes de plus comme celle-ci, du fondateur d’une ONG :

« Salut Gary, tout ce que j’ai lu me semble positif. Je suis à fond pour qu’on s’en prenne à la corpocratie. Vous avez mon soutien. Quel est ton numéro de téléphone ? Peace, XX. »

Autopsie : profil du complexe

Alors que j’avais misérablement échoué à obtenir le soutien d’un nombre substantiel d’ONG, j’avais réussi à me démontrer en tout cas que j’avais eu affaire au complexe. J’ai décidé de le tester un peu pour en apprendre plus sur son financement, ses ressources humaines, ses activités et ses résultats (je vais partir du principe que les cinq ONG participantes sont à mille lieues de ce complexe).

  • Missions des ONG

Sur chaque site Internet d’ONG apparaît une espèce de déclaration de sa mission. En voici un petit échantillon :

arrêter et faire faire machine arrière au terrible programme de guerre, de répression et de théocratie. Protéger et faire avancer les droits garantis par la Constitution américaine et la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Améliorer la démocratie en révélant les abus de pouvoir, la corruption et la trahison de la confiance par de puissantes institutions privées et publiques. Construire une nouvelle économie qui met l’emphase sur le bien-être des gens et de la planète. Donner aux peuples de partout le pouvoir de susciter le changement auquel ils veulent assister. Mettre un terme aux violences domestiques. Faire avancer la cause de la justice pour tous les Américains, renforcer l’aptitude des communautés d’intérêt public à influencer les politiques publiques, et permettre l’éclosion de la prochaine génération d’avocats. Susciter le bien-être économique et social, la sécurité et les opportunités pour tous les américains. Défendre un système international plus ouvert, plus sûr, plus prospère et plus coopératif. Améliorer la vie des Américains à travers des idées et des actions. Modérer les abus des entreprises et les rendre publiquement responsables. Mettre un terme aux droits des entreprises qui détruisent l’environnement, notre avenir et la démocratie. Mettre un terme à l’industrie nucléaire. Transformer nos élections pour accéder sans limites et sans fraudes à la participation, à un spectre complet de choix sensés et à la règle de la majorité avec une représentation juste et une voix pour chacun. Construire un environnement plus propre et meilleur pour la santé et un monde plus sûr. Inspirer, rendre puissant, motiver et enseigner une participation citoyenne qui aurait un impact. Aider à construire un mouvement citoyen qu’on ne peut arrêter, qui exige et propose des réformes durables. Mettre en œuvre des réformes structurelles à long terme. Développer des leaders progressifs.

Quelle liste de faux-semblants ! Si ces ONG s’attendaient vraiment à accomplir leurs missions ils se fixeraient des « objectifs élevés ». Parmi de nombreuses autres choses, ceux-ci seraient clairs et spécifiques, traçables et appréciables, difficiles mais atteignables. Je n’ai trouvé qu’une poignée d’ONG qui allaient au-delà de leur déclaration de mission pour décrire leurs objectifs et pas une seule ne s’approchait d’un objectif élevé. Si ces ONG représentent en effet le complexe, leurs missions ne correspondent pas à leurs véritables objectifs car s’ils devaient les atteindre, la corpocratie n’existerait plus, tout comme les ONG. Le véritable but semble être de juste exister et montrer un peu d’activité. Même si ce n’était pas le cas, soit les ONG se rendent compte qu’ils n’ont pas la capacité, divisées comme elles le sont, de mener à bien leurs missions dans cette vie, à moins de se faire d’énormes illusions.

  • Financement des ONG

Se pencher sur l’état du financement des ONG et faire quelques calculs, comme l’extrapolation avec les ONG pour lesquelles aucune donnée n’est disponible et la prise en compte de l’inflation, j’estime que les 176 ONG manipulent à peu près 1,4 milliard de dollars et ceci ne prend pas en compte tous les avoirs qui n’étaient souvent pas librement consultables. Une estimation peut-être au rabais. Le montant médian est d’environ 1,4 million de dollars par ONG mais 19 d’entre elles pèsent 10 millions de dollars ou plus et quatre d’entre elles plus de 100 millions de dollars chacune.

Alors que les ONG sollicitent et acceptent les donations individuelles, le principe des membres et dans certains cas les revenus de marchandise principalement promotionnelle, la plus grande partie du financement passe par un cordon ombilical de bourses gouvernementales et/ou de donations de fondations, et dans certains cas, aussi directement de la part d’entreprises, dont certaines devraient être en prison. Ce qui permet cela est l’exemption d’impôts offerte par le gouvernement aux donateurs et aux ONG.

Collectivement, les ONG que j’ai contactées ont les moyens financiers de s’associer et mettre en place un réseau sans financement additionnel, mais ils sont sous le joug de ce cordon ombilical. Ils perdraient probablement immédiatement ce financement s’ils s’unissaient et commençaient à demander de vraies réformes.

  • La longévité des ONG

Une fois lancées, les ONG parviennent à durer en ne secouant pas l’état des choses. Quelques-unes ont plus de 40 ans, et une a près de 100 ans.

  • Alliances et partenariats des ONG

L’absence d’unité entre les ONG, comme soulignée dans mon livre, est toujours d’actualité. Une minorité des ONG contactées veulent décupler leurs efforts en formant des alliances ou partenariats avec d’autres ONG et organisations. Mais les liens se font essentiellement entre organisations qui ont des missions similaires et je n’ai pas trouvé de cas significatif de grande alliance regroupant plusieurs missions. Il y a très peu de cas d’ONG contactées collaborant avec d’autres ONG contactées. Mon impression particulière est que les ONG sont férocement protectrices de leur pré-carré et voient les autres ONG non comme des collaborateurs potentiels mais comme autant de compétiteurs lorgnant vers la même manne de financement.

  • Les gens des ONG

L’ONG-type a une liste de directeurs et de personnel. Certaines ONG y ajoutent également des experts, des comités de conseil, des associés, des stagiaires et des volontaires. Comme les conseils d’administration sont au volant et que le personnel suit la même direction, penchons-nous brièvement sur ces deux catégories de personnes.

Conseils d’administration

Le nombre moyen de membres des CA et d’environ 14, et plusieurs ONG ont des CA pléthoriques de 25 membres ou plus. Quelle que soit leur taille, mon impression est que ce sont des sélections de dignitaires disposant d’un réseau de financement et qu’ils donnent des orientations par défaut à leurs équipes (c’est à dire les empêchent de vraiment toucher au status quo). En consultant le profil des membres de quelques larges CA, j’y ai trouvé d’anciens et d’actuels membres du Congrès, des cabinetards et des collaborateurs de la Maison Blanche (dont deux au moins étroitement impliqués dans la mise en œuvre et l’exécution de l’invasion de l’Irak et la plus grosse crise économique depuis la Grande Dépression) ; d’anciens et d’actuels dirigeants d’entreprise, des membres de cabinets d’avocats ; des professeurs d’université ; des présidents de syndicats ; etc., etc. Ces gens font partie des élites du pouvoir américain, bien éloignés des sans-voix et recrutés dans les CA en tant qu’aimants à financement. Avec des gens pareils, le personnel qui récolte des fonds fait plus de collecte que de porte-à-porte.

Le personnel

Dans certaines ONG, les membres du CA sont plus nombreux que le personnel. À l’inverse, quelques-unes emploient un personnel énorme, se comptant en centaines d’employés. Le nombre moyen de membres du personnel est d’environ 26 personnes. Un think tank disposant d’un budget de près de 40 millions de dollars emploie une centaine de thinkers. Ce qui représente beaucoup de réflexion à prix fort !
La dénomination des fonctions du personnel donne une idée de ce qu’ils font à part penser. Voilà ce que ça donne, comme dans n’importe quelle bureaucratie (sauf que les ONG sont hiérarchiquement moins verticales) : Directeurs de campagne. Stratèges de campagne. Directeurs de la communication. Coordinateurs de ceci et cela. Directeurs du développement. Directeurs à l’éducation. Spécialistes des événements. Vice-présidents exécutifs. Associés. Directeurs financiers. Responsables de la récolte de fonds. Administrateurs de bourses. Directeurs du réseau de membres et de son développement. Directeurs nationaux de terrain. Managers d’équipes. Spécialistes et directeurs des opérations. Organisateurs. Directeurs de programme. Directeurs des politiques publiques. Directeurs régionaux de terrain. Directeurs de recherche. Formateurs seniors. Académiques seniors. Ajoutez-y les nombreux attachés et assistants des positions précitées.
Les profils des membres du personnel ressemblent à ceux des directeurs à des échelons inférieurs et moins souvent liés au gouvernement et aux entreprises. Les employés plus gradés ont tendance à avoir voyagé au sein du complexe avant d’arriver là où ils se trouvent actuellement.

Les employés sont les carriéristes qui huilent la machinerie de leurs ONG. Le journaliste et auteur à succès Chris Hedges pense que les carriéristes sont les « êtres humains incolores » qui rendent « les plus grands crimes de l’humanité possibles. » « Ils accomplissent, » dit-il, « les petites tâches qui font de ces systèmes compliqués d’exploitation et de mort une réalité. »

Mea culpa, à petite échelle ! Je fus pendant une bonne partie de ma carrière un carriériste incolore travaillant dans les boyaux de la bureaucratie fédérale. J’y étais durant la guerre du Vietnam. Je la détestais mais je n’ai participé à aucune manifestation. À ma décharge, je n’étais pas à une position de moindre intérêt et ne faisais activement rien pour permettre à la guerre de continuer. Sur une échelle du carriérisme socialement destructeur, je placerais les carriéristes des ONG loin de moi à une des extrémités (comme les dentistes, qui peuvent faire mal, mais ne nuisent pas à l’Amérique) et plus proches de plus proches de moi, à l’autre extrémité, les carriéristes travaillant pour les sièges du pouvoir à la Maison Blanche, pour des lobbyistes auprès des cabinets politiques, pour le Congrès, pour l’armée et pour l’Amérique des entreprises.

Je ressentais de la honte pendant cette partie de ma carrière que j’ai mentionnée. Je ne sais absolument pas si les carriéristes des ONG ressentent la moindre honte. Peut-être s’en protègent-ils en rationnalisant comme je le faisais.

Le travail des ONG

Les dénominations des fonctions donnent un indice de ce que font les ONG. Lire la partie « Ce que nous faisons » de leurs sites web en dit bien plus. Voici un échantillon des activités telles que décrites dans ces sections : Aide les communautés lésées par des projets d’entreprises à faire valoir leurs droits. Commente et/ou témoigne à propos de matières législatives. Compile, analyse et présente des données économiques. Met en place des services de médiation pour les communautés. Mène des campagnes locales destinées à combattre des législations. Dirige des formations et ateliers. Met à disposition des organisateurs, activistes et experts en politiques publiques pour aider à former des coalitions puissantes. Rédige des politiques publiques, dirige des recherches et mène des campagnes de persuasion et d’éducation publique. Développe et fournit du matériel éducatif. Développe et fournit des outils organisationnels. Dépose des demandes pour obtenir des documents officiels selon le Freedom of Information Act. Intente des poursuites judiciaires. Analyse et produit des rapports sur les entreprises et les gouvernements. Organise des marches pacifiques et des manifestations. Met en œuvre des pétitions. Fournit conseil et soutien aux campagnes d’action citoyenne. Rend public des injustices (par ex. : conférences de presse avec des victimes de fraudes, réalisation de films documentaires, organise des caravanes itinérantes, écrit des articles, met sur pied des expositions, organise des conférences). Suit le parcours de l’argent en politique. Rédige des mémoires. Rédige des demandes de subvention. Récolte des fonds.

Ces ONG sont sérieuses à propos de leurs occupations, ce qui me mène à une première autopsie.


Autopsie : impact et accomplissements rapportés

Des preuves réelles des déclarations d’impact d’une organisation consisterait, à mon avis, à accomplir un ou plusieurs objectifs élevés qui, accumulés, constitueraient un progrès substantiel dans la réalisation des objectifs ou des missions de l’organisation. Donc, par exemple, si la mission supposée est de « mettre un terme à la violence domestique », la preuve réelle d’un impact à ce problème national serait une diminution significative de la violence domestique. Avec ce critère en tête, et en gardant aussi à l’esprit la nature des déclarations de mission des ONG et l’absence d’objectifs élevés, penchons-nous sur les impacts et accomplissements rapportés des ONG.

  • Impacts rapportés

Guide Star est une œuvre caritative publique 501(c)(3) qui fournit des informations sur les ONG, dont les « rapports d’impact » soumis par les ONG. Sur les 176 ONg contactées, seules 35 ont soumis de tels rapports. Vous comprendrez immédiatement pourquoi on en trouve si peu après lecture de ce petit échantillon d’extraits :

« Puisque notre but est de produire, non des améliorations mineures, mais bien des changements conséquents, dans le futur nous ne nous engagerons que sur des initiatives que nous sommes en mesure de mener à bien pleinement. » « Nous développons des opportunités créatives de mobiliser et soutenir un mouvement citoyen au-delà des affinités politiques pour récupérer les droits constitutionnels érodés par la guerre contre le terrorisme. » « Nous avons gagné à plusieurs reprises le titre de meilleure source [d’information] politique en ligne. » « Nous publions les dernières nouvelles d’intérêt pour la communauté progressiste. » « Nous collaborons régulièrement avec ceux qui produisent du changement pour rapprocher les politiques publiques des gens. » « Nous porterons un projet ambitieux pour maintenir la dignité humaine des populations pauvres et vulnérables à travers le monde. » « Nos ateliers attirent de nombreux participants. » « Nous construisons la capacité des citoyens, des organisations, des communautés et des groupes historiquement marginalisés et utilisons nos données afin de soutenir leurs propres efforts pour se faire entendre dans le processus politique. » « Nous produisons une variété des rapports de recherche et de matériel éducatif sur certaines problématiques – nous les utilisons pour informer le public et influencer le Congrès américain et d’autres entités gouvernementales à soutenir les efforts de développement. » « Nous restons ouverts au changement et à la croissance, et aux idées, approches et contenus nouveaux qui servent notre mission. » Nous avons « une réputation de longue durée pour notre implication des communautés sur les problèmes d’inégalités économiques. » Nous « développons cinq nouveaux chapitres – et d’autres encore en gestation – fournissant des formation au leadership pour des antennes locales – pour s’assurer que les étudiants disposent de tous les faits quand l’armée glorifie le fait de porter un uniforme au nom de la ‘patrie’. »

Voilà pour ce qui est des rapports des ONG quant à leur impact. Ces extraits et tout le reste, y compris ceux présents sur les sites web des ONG, ne démontrent pas la moindre trace d’impact quant à l’accomplissement des missions déclarées.

  • Accomplissements rapportés

Les accomplissements peuvent être notés sur une échelle, en commençant par la pseudo-productivité ou activité, puis les petites victoires (par ex. gagner quelques procès sur un sujet en particulier), et enfin une grande victoire extraordinaire (par ex. transformer l’Amérique en une nation de paix). Dans mon évaluation des deux ONG, illustrée par mon rapport de mi-parcours, ni l’une ni l’autre n’a dépassé le stade des petites victoires. Mon évaluation des 174 autres ONG contactées n’est pas différente. S’occuper reste la règle. Quelques ONG ont obtenu de petites victoires. Aucune n’a remporté de grande victoire.

Autopsie : l’impact réel

Quiconque sait et comprend ce qui se passe aux États-Unis et ses voisins globaux, et ce qu’il leur arrive, sait où en sont les choses, quel impact le complexe a véritablement. Il a permis d’aggraver et non d’améliorer les situations domestique et globale. L’Amérique continue à être la pire des notations soi-disant développées selon tous les critères qui comptent, qu’ils soient économiques, sociaux ou environnementaux. De plus, l’Amérique continue à être la nation la plus militairement agressive du monde, provoquant d’innombrables morts et risquant des retours de flamme de plus en plus dévastateurs de la part des segments les plus touchés et les plus en colère au sein des pays victimes.

L’impact réel inclut l’assurance de la protection de la corpocratie. Les ONG que j’ai contactées représentent un tout petit échantillon de la population des ONG. Elles sont apparemment entre 1,5 et 2 millions aux USA, mais je ne parviens pas à déterminer la part d’entre elles qui sont des ONG opérationnelles ou groupes de pression comme celles que j’ai contactées et non d’autres œuvres caritatives ou des musées, par exemple. Disons arbitrairement qu’existent 10.000 autres ONG telles que celles que j’ai contactées. En extrapolant les avoirs médians de celles que j’ai contactées, nous obtenons un chiffre de 14.000 milliards de dollars. Si nous abaissons notre nombre arbitraire à 1.000, le chiffre s’élèverait à 1.400 milliards de dollars. Cela correspond par hasard à ce que j’ai lu à propos du secteur sans but lucratif qui serait une « industrie de 1.300 milliards de dollars » et « la septième plus grosse économie du monde. »

Dans un cas comme dans l’autre il s’agit d’une police d’assurance coûteuse mais que la corpocratie et le restes des élites au pouvoir sont plus qu’heureux de payer pour continuer à exister et à croître. Cette politique maintient la classe moyenne - bien que celle-ci se rétrécisse progressivement à une zone tampon entre les puissants et les classes sociales inférieures - et monte les classes sociales les unes contre les autres. J’ai récemment vu, par exemple, un autocollant de pare-chocs déclarant sarcastiquement : « tout le monde mérite quelque chose de la part de ceux qui travaillent dur pour gagner leur vie. »

Autopsie : ce que d’autres disent

« La richesse et la propriété sont les causes de la pauvreté chez les autres. Et ceux qui possèdent cette richesse veulent maintenir cette différence. Si ce n’était pas le cas, nous ne serions pas en mesure de distinguer si clairement les riches des pauvres.  »

« … les frères Koch donnent des centaines de millions à des œuvres ‘philanthropiques’, mais aucune des causes qu’ils soutiennent ne peut être considérée à même d’atténuer la souffrance où que ce soit, et encore moins ici.
C’est pourquoi les œuvres caritatives ne sont pas la solution […]. Elles créent des problèmes en laissant les vrais s’enfoncer dans la boue au fonds de la mer de l’humanité.  »

« La classe au pouvoir coopte des dirigeants de nos communautés en leur fournissant des emplois dans des associations sans but lucratif et dans les agences gouvernementales, réalignant par conséquent leurs intérêts (comme garder leur emploi) sur le maintien du système.  »

« Lorsque vous n’envoyez [pas] les enfants à l’école, essayez l’éducation informelle. Quand vous ne fournissez [pas] les soins de santé de base aux gens, parlez d’assurance-maladie. [Pas de] boulot ? Pas de soucis, redéfinissez simplement les mots ‘opportunités d’emploi’. Ça sonne bien. Vous pouvez même vous faire de l’argent avec ça.  »

« À n’importe quel réunion philanthropique, vous croisez des chefs d’état qui rencontrent des gestionnaires de fonds et des dirigeants d’entreprises. Tous cherchent des solutions à des problèmes créés par d’autres personnes dans la pièce. Alors que de plus en plus de vies et de communautés sont détruites par le système qui crée de grandes quantités de richesse pour un petit nombre de gens, plus il paraît héroïque de ‘rendre quelque chose’. C’est ce que j’appellerais le ‘blanchiment de conscience’ – se sentir mieux à propos de l’accumulation de plus de biens que ce dont personne n’aurait jamais besoin pour vivre en redistribuant une petite partie, comme un acte de charité.  »

Cette dernière citation provient d’un article publié dans la page ‘Opinions’ du New York Times qui avait fait son petit effet. L’auteur en est Peter Buffet, rejeton de l’investisseur multimilliardaire Warren Buffet. En rédigeant cet article, le jeune Buffet ne s’est pas fait que des amis dans le milieu des philanthropes.

J’aurais pu y ajouter d’autres citations reflétant la critique du complexe caritatif ou à but non lucratif, mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire de continuer à prouver que je ne suis pas le seul à émettre ces critiques.

Conclusion : un problème évident, des solutions qui le sont moins

Le problème de l’Amérique est clair comme du cristal pour ceux qui savent et comprennent ce qui se passe. La corpocratie emmène l’Amérique sur un chemin ruineux, tout en compromettant toute opposition potentielle du secteur à but non lucratif et des ONG en les rendant dépendants du gouvernement, des fondations et des entreprises pour se financer et donc exister. Alors que les gens des ONG ne se voient pas ou ne veulent pas se voir comme acceptant le salaire du silence à travers le cordon ombilical, il n’y a aucun doute dans mon esprit, après avoir analysé leurs activités, qu’ils y sont raccordés.

Les ONG sont la police d’assurance de la corpocratie contre le risque d’être renversé et elles n’ont aucun incitant à s’unir et devenir un véritable défi lancé au visage de la tyrannie corpocratique. Ma suggestion de s’unir a dû être considérée par eux comme terriblement naïve.

À travers son appareil de propagande, d’intimidation et occasionnellement, à travers des démonstrations de force, la corpocratie a démontré tout au long de l’histoire américaine son efficacité à se jouer des mouvements citoyens qui auraient pu croître et s’unir en manifestations massive bien au-delà de l’ampleur, disons, du mouvement des droits civiques, que la corpocratie a réussi à manipuler comme tous les autres mouvements.

La solution n’est pas du tout évidente, en tout cas pour moi, et peut-être que celle-ci ne pourrait se priver d’une révolution bien plus meurtrière que la Guerre Civile (je n’ai jamais défendu et ne défendrai jamais de moyens illégaux et non-pacifiques pour arriver à de paisibles et justes fins).

Je suis à court d’idées pour de plausibles solutions. Au lieu d’une solution, peut-être n’y a-t-il qu’une fin surprenante ou prévisible.

Il serait surprenant que la corpocratie finisse par s’effrayer de ses propres excès et commence volontairement à partager ses richesses et son pouvoir avec le reste de la société, et cesse de menacer d’autres nations. Et il serait surprenant qu’il y ait suffisamment d’autres Peter Buffet au sein de l’élite du pouvoir décidés à influencer la corpocratie au point d’inverser l’actuel cours des choses aux États-Unis, nonobstant la conviction de Ralph Nader que « seuls les super riches peuvent nous sauver. »

Une fin prévisible - j’en frémis – serait que la corpocratie continue son bonhomme de chemin jusqu’à l’autodestruction, entraînant l’Amérique avec elle dans un événement apocalyptique auto-infligé. Certains pensent que la Guerre Froide ne devint jamais nucléaire grâce à « l’équilibre des forces » entre Est et Ouest. C’est un paradigme à la fois obsolète et qui ne prend pas en compte la possibilité d’une apocalypse auto-infligée telle qu’un éco-suicide via un environnement toxique et stérile ou un suicide génétique de l’ingénierie génétique.

J’ai écrit dans la préface de mon livre que ce n’était pas « un livre de la fin du monde car la corpocratie peut être surpassée par le pouvoir de la démocratie pour peu que celui-ci puisse être rassemblé. » C’était un livre optimiste. Comment put-il en être autrement avec toutes les initiatives de réforme proposées ?

Deux ans plus tard, cet article a franchi un cap et considère l’avenir de l’Amérique de manière plus pessimiste. Je ne pense pas que mon changement de perspective soit une réaction excessive au fait d’avoir été ignoré 171 fois.

Mais la possibilité d’un événement surprenant et la possibilité d’une issue prévisible ne signifient rien de plus que ce que signifient ces mots. Ils signifient l’incertitude. Je ne peux pas dire que je suis certain de l’avenir de l’Amérique. Qui peut le dire ?

Outre les impôts et la mort, je tiens deux certitudes. Je ne proposerai plus jamais quelque chose d’aussi naïf aux ONG ou à quiconque. Et je suis fatigué d’être un activiste d’intérieur pour la justice socio-économique, la paix et le souci de l’environnement. Il est peut-être temps de profiter des pissenlits avant de les mâcher par la racine.


Traduction de l'anglais pour Investig'Action : Thomas Halter

Source originale : Dissident Voice




Pourquoi la Fondation Ford subventionne la contestation ? / Why the Ford Foundation subsidise protest movements ?


Source de l'article : 

http://www.voltairenet.org/spip.php?page=backend&id_secteur=1110&lang=fr


UN AMI QUI VOUS VEUT DU BIEN


Depuis sa création, la Fondation Ford n’a pas varié dans ses objectifs de défense des intérêts stratégiques des États-Unis. Mais alors que pendant la Guerre froide, elle n’était qu’une couverture de la CIA, elle a acquis une autonomie au cours des vingt dernières années et a développé une nouvelle méthode d’ingérence, le soft power : intervenir dans les débats internes de ses adversaires en subventionnant les uns pour faire échouer les autres, voire en favorisant des rivalités stérilisantes. Dernier exemple, le financement du Forum social mondial pour tenter de le neutraliser.
 | PARIS (FRANCE)  

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« Le "soft power" est la capacité à obtenir ce que l’on veut en séduisant et en persuadant les autres d’adopter vos buts. Il diffère du "hard power", la capacité d’utiliser les carottes et les bâtons de la puissance économique et militaire afin que les autres suivent votre volonté ». Joseph S. Nye Jr, International Herald Tribune, 10 janvier 2003.
Les imbrications de la Fondation Ford et de la CIA ayant été partiellement révélées lors du scandale relatif au financement duCongrès pour la liberté de la culture, la Ford fut contrainte, dans les années 80, de changer de stratégie. Alors que durant la Guerre froide, elle servait de couverture à des opérations de financement de l’Agence, comme nous l’avons montré dans le premier volet de notre enquête, elle s’est orientée au cours des vingt dernières années dans l’exercice du soft power. Il ne s’agit plus de soutenir des alliés naturels, mais de choisir parmi ses adversaires ceux que l’on souhaite privilégier, voire tenter de les séduire et de les faire évoluer.

L’équipe

Si pendant la Guerre froide les cadres de la Ford et ceux de la CIA étaient interchangeables, aujourd’hui les administrateurs et les directeurs de la Fondation sont recrutés dans les milieux dits « libéraux de gauche » qui espèrent étendre le modèle de la « démocratie de marché ». Bien sûr, ces « libéraux » ne sont pas des défenseurs de la liberté, mais de la dérégulation, et la démocratie ne se fonde pas sur le marché. Mais si ces concepts étaient dénués d’ambiguïté, il ne serait pas nécessaire de dépenser tant d’argent pour les promouvoir.
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Susan Berresford
La présidente de la Fondation est Susan Berresford, membre du comité exécutif de la Chase Manhattan Bank. Elle siège au comité nord-américain au sein de la Commission Trilatérale de David Rockefeller, aux côtés de Zbigniew Brzezinski et de Madeleine Albright. Elle est également membre du Council on Foreign Relations, qui a reçu en 2002 un don de 100 000 dollars « pour le développement d’une Council Task Force sur le terrorisme ». Le CFR élabore des synthèses consensuelles au sein de la haute société washingtonienne qui s’imposent comme politique extérieure des Etats-Unis. En septembre 2002, on trouvait ainsi sur le site du CFR une publicité pour un « nouveau livre du Council », dans laquelle on pouvait lire : « l’invasion est la seule option réaliste pour se débarrasser de la menace irakienne, affirme Kenneth Pollack dans The Threatening Storm » [1]
Le Conseil d’administration de la Fondation comprend deux anciens PDG de la Xerox, le PDG d’ALCOA, un vice-président exécutif de Coca Cola, le président de Levi-Strauss & Co, le président de Reuters Holdings, un associé principal da la société de lobbying Akin, Gump, Straus, Hauser & Feld, et le président du Vassar College. D’autres sociétés ont été représentées entre la fin des années 1990 et les années 2000 : Time Warner, la Chase Manhattan Bank, Ryder systems, CBS, AT & T, Adolph Coors Company, Dayton-Hudson, la Bank of England, J.P. Morgan, Marine Midland Bank, Southern California Edison, KRCX Radio, the Central Gas & Electric Cop. DuPont, Citicorp et le New York stock Exchange. Il y a peu, Deval Laurdine Patrick, vice-président de Texaco Inc. y siégeait encore. Les amis de George W. Bush ont quelques places réservées. Afsaneh Mashayethi Beschloss, ancien cadre dirigeant de la Banque mondiale, qui est une des principales conseillères du Carlyle Group en matière d’investissements, siège elle aussi au conseil d’administration. Elle est la femme de l’historien présidentiel du mandat de George W. Bush, Michael Beschloss.
Le conseil des associés du comité pour l’éducation, les médias, l’art et la culture, de la fondation Ford comprenait, à la fin des années 1990, le président du Vassar College, le président de Reuters Holdings PLC, l’ancien président-directeur général de Xerox et Vernon Jordan, proche de l’ancien président états-unien Bill Clinton. La vice-présidente pour les médias de la Fondation Ford est Alison Bernstein.

La diplomatie pro-états-unienne

Le combat que mène la Ford n’est plus aujourd’hui dirigé contre le péril communiste. Désormais, il s’agit de former les futurs dirigeants du monde entier pour les rendre compatibles avec la pensée économique des États-Unis, et de s’assurer que les opposants à l’hégémonie états-unienne ne pousseront pas leur rhétorique au-delà de simples invectives de campagne électorale. La Ford poursuit par ailleurs son soutien aux mouvements d’opposition aux régimes ennemis.
Elle finance ainsi l’Organisation des peuples et nations non représentés (UNPO) qui regroupe les Karens de Birmanie, les indiens Lakotas, les Twas du Rwanda, les Tatars de Crimée, les Abkhazes, les aborigènes d’Australie, les Circassiens, les Ogonis du Nigéria, les Tibétains, les Tchétchènes, notamment les proches du président Doudaïev [2]. Le secrétaire général de l’UNPO était, en 1995, Michael van Walt, un Néerlandais conseiller juridique du dalaï-lama. Les autres financements viennent des quatre pays scandinaves, la chaîne britannique de cosmétiques Body Shop, des « Églises versées dans la prévention des conflits » et la Fondation MacArthur. L’organisation regroupait, en 1995, 43 membres, contre 18 en 1991.
La Fondation subventionne également la National Endowment for Democracy (NED). En 1997, les deux organisations financent ensemble la publication d’un manuel des droits des femmes dans les sociétés islamiques, intitulé Claiming our rights. L’ouvrage est réalisé par un groupe de femmes musulmanes réunies à l’initiative d’un ancien ministre du chah d’Iran vivant à Washington, Mme Mahnaz Afkhani. Il a été traduit en arabe, en bengali, en malais, en persan et en ouzbek, pour être diffusé au Bangladesh, en Jordanie, au Liban, en Malaisie et en Ouzbékistan [3]. L’Ouzbékistan est un domino important dans la région de la Caspienne, dont le pétrole fait l’objet de luttes d’influence entre Moscou et Washington. De la même manière, la Ford soutient les indépendantistes tchétchènes, mais aussi la Maison des droits de l’homme de Moscou, avec la Fondation Heinrich Böll [4].
Autre terrain sensible, l’Afrique. Avec la découverte d’importants gisements pétroliers, Washington a cherché à s’assurer de la vassalité du Nigeria et de l’Angola. Du coup, la Ford a accordé des subventions à Claude Ake, « l’un des intellectuels nigérians les plus engagés en faveur de la démocratie » [5]. Il dirigeait le Centre pour l’avancement des sciences sociales, à Port-Harcourt, et a été conseiller auprès de l’UNESCO et de la Banque mondiale. Dans les années 1990, il accepte « à la demande de son ami Saro-Wiwa, de faire partie du comité patronnant, à l’initiative de Shell, une vaste étude sur l’environnement dans le delta du Niger. Mais il en [démissionne] en novembre 1995 pour protester contre l’exécution, au terme d’un procès truqué, de l’écrivain et de huit autres militants ogonis ». Il est mort dans le crash d’un Boeing 727, le 7 novembre 1996.
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Olusegun Obasanjo
Mais la Fondation ne soutient pas que des opposants. D’autant que l’ancien président du pays, le général Obasanjo, siège au conseil d’administration de la Ford. Il est également membre du "Conseil Interaction" où siègent Helmut Schmidt, Valéry Giscard d’Estaing, James Callaghan et Mikhaïl Gorbatchev. En 1988, il a lancé le Forum des dirigeants africains, au sein duquel a été élaboré le concept de la « bonne gouvernance » conditionnant l’attribution de fonds par le FMI [6]. Il revient au pouvoir en mars 1999, après avoir reçu la visite de Jimmy Carter. D’après l’Express« il sait l’espoir que fondent ses amis américains en lui. Prouver, enfin, que la démocratie, calquée sur le modèle de Washington, est possible en Afrique » [7]. Le général Obasanjo a présidé le pays de 1976 à 1979, trois ans pendant lesquels il s’est « personnellement enrichi », a fait construire« une prison politique, au large de Lagos, sur l’île de Kiri-Kiri. C’est lui aussi, rappellent ses détracteurs, qui, non content de s’attaquer à la liberté de la presse et au droit syndical, avait jeté en prison le chanteur Fela, idole vivante de l’afrobeat, pour textes antimilitaristes ». Seul, son emprisonnement de 1995 à 1998 sous le régime d’Abacha, lui permet de regagner une certaine popularité.

Main basse sur l’ONU

Dirigés par des prétendus « libéraux », la Fondation fait la promotion d’un modèle états-unien toujours aussi hégémonique, mais sous un vernis moins unilatéral, moins agressif que la diplomatie des néo-conservateurs actuellement en place. Elle œuvre donc pour une revalorisation de l’ONU, et pour une vision un peu moins déséquilibrée du conflit israélo-palestinien.
La Ford a ainsi financé un « groupe de travail indépendant » réuni à la demande de Boutros Boutros-Ghali à la fin de 1993, et destiné à rédiger un rapport intitulé Le second demi-siècle de l’Organisation des Nations Unies. Le groupe, coprésidé par l’ancien Premier ministre pakistanais Moeen Qureshi et Richard Von Weizsäcker, ancien président allemand, a remis son rapport, le 19 juin 1995. Ses membres proposaient notamment d’élargir le Conseil de sécurité à vingt-trois membres dont cinq membres permanents supplémentaires, l’établissement d’une force de réaction de 10 000 hommes, mais aussi la création d’un Conseil économique et d’un Conseil social, ainsi que le recours à de nouvelles sources de financement telles que les taxes [8].
En 1996, sir Brian Urquhart ancien secrétaire-général des Nations Unies, déclare que la procédure de désignation du secrétaire général de l’ONU doit être réformée. Il est devenu entre-temps consultant à la Fondation Ford [9].
Kofi Annan lui-même a obtenu une bourse de la fondation Ford pour aller suivre ses études d’économie aux États-Unis, où il a été diplômé du Massachusetts Institute of Technologies, avant de suivre les cours de l’Institut des Hautes études internationales, à Genève. Depuis, il est considéré comme un proche de Madeleine Albright et, à son arrivée à la tête de l’ONU, comme « l’homme des Américains » [10].
En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, la Ford subventionne le Centre d’information israélien pour la défense des droits de l’homme dans les territoires (Betselem, association de juristes et parlementaires israéliens), qui rédige dans les années 1990 plusieurs rapports sur l’intifada. L’un d’eux fait grand bruit, en mai 1990 : on y apprend que plus de 150 enfants ont été tués par balle en Cisjordanie et à Gaza depuis le début de la première intifada, par des Israéliens qui n’étaient pas directement menacés [11].
Les relations internationales font l’objet d’une attention particulière de la Fondation, qui finance plusieurs think tank consacrées aux questions transnationales. L’Institut français de relations internationales (Ifri) a ainsi reçu en mai 1995 une donation de 1,5 millions de dollars qui lui a permis d’acquérir ses locaux. La donation complétait le financement déjà assuré par« une vingtaine d’entreprises françaises ou européennes dont la Caisse des dépôts et consignations, Alcatel, Daimler Benz, Danone, Renault, Schneider ou l’UAP ». L’Ifri est dirigé par Thierry de Montbrial, membre de la commission Trilatérale et duGroupe de Bilderberg, et publie des notes, des cahiers, ainsi qu’une revue trimestrielle, Politique étrangère et le rapport annuel Ramses. Il se veut « acteur de la société civile transnationale » [12].

Aux États-Unis, le « conservatisme compassionnel »

Aux États-Unis, la fondation Ford finance des initiatives morales visant à colmater les brèches laissées par l’abandon de l’État providence. On peut citer le cas de l’Institut pour une paternité responsable et la revitalisation, créé par Charles Ballard, et qui a reçu en 1996 deux millions de dollars. L’Institut cherche à retrouver les pères ayant abandonné leurs enfants pour tenter de les réinsérer dans les familles [13]. Elle soutient aussi Self Help, qui aide notamment des handicapés mentaux légers à financer l’achat d’appartements. L’organisation s’occupe plus largement de micro-crédits.
De nombreuses œuvres de ce type sont financées un peu partout sur le territoire états-unien, selon une idéologie proche du « conservatisme compassionnel ». Il ne s’agit pas de pallier aux carences d’un État providence réduit à sa portion congrue, mais plutôt de prendre son relais, puisque l’État n’a pas pour fonction de corriger les inégalités sociales. Celles-ci sont liées à des différences de culture, à une incapacité à se « motiver pour s’en sortir », voire au caractère héréditaire du quotient intellectuel des minorités. On est donc bien plus proche des théories de Charles Murray sur le Bell curve (qui veut que les Noirs aient, par nature, une intelligence inférieure à celle des Blancs) que d’une véritable démarche de réduction des inégalités sociales inhérentes à un système économique dérégulé.

La presse

C’est dans le domaine des médias que la stratégie de la Ford apparaît de la façon la plus évidente. Quand, dans les années 1950 et 1960, la Fondation soutenait massivement des journaux issus de la gauche anti-communiste, elle finance, depuis le début des années 1980, essentiellement des journaux alternatifs critiques. C’est là qu’apparaît clairement la proximité entre la fondation Ford et l’Open Society Institute de George Soros.
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George Soros
Celui-ci a accordé en 1999 une subvention de 50 000 dollars au Nation Institute, afin de « soutenir des projets visant à améliorer la qualité et la diffusion de Radio Nation, des informations hebdomadaires de la radio publique et des programmes de commentaires ». Le conseiller politique personnel de Soros, Hamilton Fish III, est un dirigeant de premier plan du Nation Institute, qui appartient au même groupe que l’hebdomadaire The Nation. Il a également financé le Citizens for Independent Public Broadcasting Group, le Fund for Investigative Journalism, le magazine American Prospect, le Center for Defense Information ou encore le Public Media Center de San Francisco [14]. Ses propositions de financement du groupe alternatif Indymedia ont suscité de virulents débats sur les forums de cette agence de presse collaborative.
Les objectifs de George Soros lorsqu’il finance de telles structures ne sont en effet pas totalement désintéressés. Ses liens avec une partie de l’establishment états-unien pourraient au contraire faire penser qu’il agit alors en sous-marin pour noyauter ces réservoirs de pensée critique, afin de les soumettre. La guerre de l’information est en effet la clé du verrouillage politique aux États-Unis. Comme l’écrit Herbert I. Schiller, « Le principe de la "libre circulation de l’information" - vital pour l’exportation des productions culturelles américaines - a été inventé pour donner aux exigences des industriels le statut de vertu universelle. Il faut se souvenir que John Foster Dulles, sans doute le plus agressif des secrétaires d’État des années d’après-guerre, y voyait l’élément central de la politique étrangère des États-Unis. Avant même la fin des hostilités, le Pentagone avait mis des avions militaires à la disposition des éditeurs et des "grandes signatures" de la presse américaine pour qu’ils aillent prêcher aux dirigeants de onze pays alliés et neutres les vertus d’une presse libre - c’est-à-dire entre des mains privées - et de la liberté des échanges en matière d’information. ». Une doctrine à rapprocher de cette déclaration de William Benton, secrétaire d’État adjoint en 1946 : « La liberté de la presse - et celle des échanges d’information en général - fait partie intégrante de notre politique étrangère ». En d’autres termes, il ne s’agit pas de favoriser la liberté d’expression, mais un système concurrentiel dans la presse qui permette à un acteur extérieur d’y acquérir une position privilégiée.
La Fondation Ford suit la même démarche. Une longue enquête réalisée par Bob Feldman met notamment à jour le financement par l’organisation de multiples médias alternatifs états-uniens tels que FAIR, le magazine Progressive et Pacifica, qui diffuse Democracy Now !, mais aussi IPA, Mother JonesetAlternet [15]. L’une des responsables de The Nation est Katrina vanden Heuvel, membre du comité directeur du Franklin and Eleanor Roosevelt Institute (FERI), tout comme son père, William vanden Heuvel, qui l’a présidé. Les deux ont siégé à côté de John Brademas, qui a présidé le FERI avant d’être nommé par Bill Clinton à la tête de la National Endowment for Democracy, de 1993 à 2001 [16]. Les mêmes coïncidences se retrouvent au sein de la rédaction de Counterpunch, dirigée par Alexander Cockburn, ancien collaborateur de The Nation. L’un des vice-présidents de l’Institute for the Advancement of Journalistic Clarity (IJAC) n’est autre que Ford Roosevelt, important conseiller du Franklin and Eleanor Roosevelt Institute. En 1947, Eleanor Roosevelt était l’une des principales figures libérales anti-communistes à l’origine de la création de l’Americans for Democratic Action, un groupement politique de la « gauche parallèle » [17]. Ces médias ne font pas un traitement complaisant de la vie politique états-unienne. On peut cependant noter qu’ils ne publient guère d’articles sur le rôle des fondations dans la « fabrication du consentement », ni sur les différentes analyses critiques des événements du 11 septembre 2001.

Mondialisation et pensée économique

L’organisation du Forum social mondial en Inde, fin 2003, a été l’occasion de mesurer l’ampleur des ramifications de la fondation Ford. D’après un rapport rédigé par le chercheur indien Rajani X. Desai, pour la revue Aspects of India’s Economy, l’organisation a financé largement plusieurs réunions des altermondialistes, notamment celle prévue à Bombay. L’intervention était facilitée par les multiples subventions consenties par la Ford à des organisations non-gouvernementales indiennes, notamment dans le domaine de l’agriculture. Les projets soutenus auraient, selon Rajani Desai, permis la révolution verte qui a démultiplié la production agricole indienne, mais aussi l’arrivée en force sur le marché indien d’investisseurs étrangers. Quoiqu’il en soit, les critiques émanant de la « société civile » indienne à l’encontre de la fondation Ford ont finalement découragé celle-ci d’accorder sa subvention habituelle au Forum social mondial.
Il n’empêche, le financement du Forum social mondial aura permis à la Fondation Ford de peser sur les débats intellectuels du mouvement altermondialiste. On a ainsi vu des militants qui mettaient en cause les diktats du FMI et de la Banque mondiale faire campagne pour une taxe mondiale sur les transactions financières qui serait perçue et gérée par...le FMI ; On a vu des militants s’évertuer à distinguer la contestation de l’ordre économique de la remise en cause de l’invasion de l’Irak ; Et d’autres encore contester l’aventurisme extérieur de Washington depuis le 11 septembre tout en réclamant l’exclusion des mouvements sociaux animés par des musulmans. Il convient donc de se souvenir que la Ford n’a pas financé le Forum social mondial parce qu’elle en partageait les thèses, mais au contraire pour les neutraliser. Certains d’ailleurs se souviennent que, dans les années 1960 lorsqu’elle agissait sans complexes, la Ford avait accordé une subvention de 300 000 dollars à l’American Enterprise Institute (AEI), think tank destiné à discréditer les politiques de redistribution et aujourd’hui animé par Lyne Cheney et Richard Perle [18].
La stratégie de la Ford est celle du « cadeau empoisonné ». Elle consiste à intervenir dans les rapports de force interne des oppositions aux États-Unis, pour alimenter des conflits et rivalités qui seront autant de moyen d’affaiblissement, ou pour faciliter le triomphe du plus fade sur le plus dérangeant. Ce jeu complexe n’est pas du goût des néo-conservateurs selon qui il peut dégénérer à tout instant en soutien aveugle à des organisations « anti-américaines ». La preuve en a d’ailleurs été faite, par exemple, à la conférence mondiale de Durban contre le racisme où les associations financées par la Ford, loin de se jalouser, ont trouvé un accord pour mettre en échec Israël et les États-Unis.
[1] Observons que si Kenneth Pollack militait pour l’invasion, il ne la pensait qu’à l’issue d’un processus par lequel la communauté internationale aurait récusé les autres options. C’est pourquoi le livre de Pollack est utilisé aujourd’hui en sens inverse par les démocrates pour souligner que, diverses conditions n’ayant pas été remplies, Bush n’aurait pas dû attaquer l’Irak.
[2] "Les peuples en mal d’État ont rendez-vous à La Haye", par Alain Frilet,Libération, 21 janvier 1995.
[3] « Manuel de droit pour musulmanes », par Michel Faure, L’Express, 16 janvier 1997.
[4] « À Moscou, la maison des droits de l’homme travaille dans le dénuement », Le Temps, 2 mai 1998.
[5] « Claude Ake, un intellectuel nigérian fervent démocrate », par Michèle Maringues, Le Monde, 23 novembre 1996.
[6] "Obasanjo, président à remonter le temps", de Stephen Smith,Libération, 2 mars 1999.
[7] « Le "sauveur" élu du Nigéria », de Jean-Philippe Demetz, L’Express, 4 mars 1999.
[8] « Les 50 ans de l’ONU », par François d’Alançon, La Croix, 16 octobre 1995.
[9] « Les pays du Conseil de sécurité cherchent un laquais », entretien réalisé par Agnès Rotivel, La Croix, 24 septembre 1996.
[10] « Le va-tout de Kofi Annan », de Vincent Hugueux, L’Express, 26 février 1998. En l’occurrence, Washington voyait en Annan une alternative à l’incontrôlable Bouthros Bouthros-Gali, ce qui ne veut pas dire qu’une fois celui-ci évacué, ils aient trouvé Annan à leur goût.
[11] « Selon une organisation internationale, plus de 150 enfants ont été tués par balle en Cisjordanie et à Gaza », par Alain Frachon, Le Monde, 18 mai 1990.
[12] « L’Ifri fête ses 20 ans », par Baudouin Bollaert, Le Figaro, 3 novembre 1999.
[13] « Le retour du père », de Sylvie Kauffman, Le Monde, 26 août 1996.
[14] « George Soros’ "Parallel Anti-War Media/Movement" », par Bob Feldman, QuestionsQuestions, 27 décembre 2002.
[15] « "Alternative" media paymasters : Carlyle, Alcoa, Xerox, Coca Cola...? », QuestionsQuestions, 1er octobre 2002.
[16] « The Nation’s NED Connection », par Bob Feldman,QuestionsQuestions, 19 octobre 2002.
[17] « COUNTERPUNCH’s FERI/Roosevelt Dynasty Connection ? », Bob Feldman, QuestionsQuestions, 27 novembre 2002.
[18] « Comment la pensée devint unique », par Susan George, Le Monde diplomatique, août 1996.